L'ÉCRITURE DE FEU

“The more we ignore what is attempting to emerge in society, the more emergencies we will get.” Otto Scharmer
Le monde est un asile de fous. Il faut une constitution plus solide que la mienne pour ne pas s’effondrer temporairement face à toutes ces crises simultanées et qui se renforcent mutuellement. Politique, culture, économie, climat / écosystèmes – tous sont comme en proie à la fièvre :
1. L'ÉTAT / LES POLITIQUES
- L’État de droit est miné dans ses fondements, la séparation des pouvoirs est compromise ou détruite :
- L’indépendance de la justice est érodée : la politique influence ou supprime les procédures judiciaires, empêchant ou contrôlant ainsi les enquêtes sur les politiciens (corrompus ? on ne le saura jamais).
- La justice est dirigée par le ministère de la Justice (à composition partisane), les postes de juges sont attribués par les partis selon des calculs de pouvoir partisans,
- selon la devise « le droit doit suivre la politique et non la politique le droit » (Herbert Kickl), la politique se place au-dessus du droit,
- les juges politisés ne rendent pas de jugements neutres ; dans leurs jugements, ils suivent leur agenda (parti)politique et rendent des injustices ;
- des lois et des décrets sont adoptées selon des calculs idéologiques et de pouvoir, qui sont en contradiction avec le droit en vigueur, la Constitution, le droit européen, voire le droit international (dans la mesure où les droits de l’homme et le droit international ont jamais été reconnus).
- De l'épuration politique dans les institutions des autorités de poursuite pénale (licenciement d’employés et remplacement par des personnes fidèles à la ligne), afin de se couvrir les arrières.
- L’administration publique, jusqu’à présent (plus ou moins) indépendante, est éviscérée ou dissoute,
- le copinage, le clientélisme, le favoritisme et la corruption sont pratiqués avec une impudence croissante, c’est-à-dire que des personnes manifestement inaptes sont choisies pour des postes à responsabilité, qui mettent en œuvre sans hésitation l’arbitraire du gouvernement ;
- les fonds publics ne sont pas répartis selon des critères objectifs et factuels, mais attribués / supprimés / réorientés selon le bon vouloir subjectif et tactique (cf. ci-dessous),
- Protectionnisme économique : allègements fiscaux pour les entrepreneurs du pays et « punition » de la concurrence étrangère en moyen de droits d’importation ;
- Transformation des démocraties en managerial market-states, qui sont gérés comme des entreprises (c’est-à-dire sans légitimation démocratique avec des décisions autoritaires descendantes)
- la politique est tellement imbriquée dans le "Pouvoir-Argent" qu’elle ne fait presque rien contre la grande évasion fiscale et le blanchiment d’argent, selon la devise : on pend les petits, on laisse courir les grands ;
- les politiciens et les partis n’hésitent pas, si nécessaire, à atteindre leurs objectifs avec le soutien de partis d’extrême droite antidémocratiques – le machiavélisme à l’état pur ;
- les politiciens se présentent comme les porte-parole de leur propre nation, comme l’incarnation des (prétendues) convictions populaires, d’un sentiment populaire (juste ainsi provoqué), des (prétendus) intérêts populaires et d’une volonté générale (également provoquée de manière performative) ;
- nationalisme : l'orgueil national est attisé, en comparaison, d’autres nations sont dévalorisées ; les (prétendus) intérêts propres de la propre nation sont placés au-dessus des intérêts transnationaux ; les accords et projets transnationaux sont annulés en invoquant les intérêts propres nationaux ;
- les droits des femmes sont réduits d’un demi-siècle ;
- toute l’image de la famille des années 50 est de nouveau érigée en idéal et forcée avec violence :
- la politique manipule le système éducatif selon des points de vue partisans, en contrôlant ses principes, son orientation de contenu et les nominations aux postes ;
- la politique entrave et supprime toute culture libre,
- les gouvernements restreignent le souverain – la société civile – lorsqu’elle se rebelle contre eux ; ils entravent les protestations de la société civile par des chicanes juridiques et les répriment par une réaction musclée ;
- Les minorités de langue, culturelles, sexuelles… sont systématiquement discriminées voire même violemment réprimées ;
- Les gouvernements remettent en question l'indépendance d’autres États et les écrasent par des guerres.
2. LA CULTURE
- Les médias à quotas biaisent et distordent la formation de l’opinion de la société avec des fake news, des reportages tendancieux et manipulateurs. Ils déforment également la concurrence économique entre les médias, car ils attirent avec leur sous-complexité délibérée le plus grand public possible et l’incitent systématiquement à une pensée encore plus sous-complexe (vulgo : abrutissement). Ils détruisent également le climat social en – encore une fois à cause de leur quota – émotionnalisant, polarisant et incitant à la haine de manière ciblée. Ils sont accaparés par la politique et mutilés en médias gouvernementaux (ou ils se mutilent eux-mêmes par obéissance anticipée et opportunisme) ;
- les médias indépendants et critiques sont discrédités, soumis à un chantage par la suppression de subventions et de commandes d’annonces (cf. ci-dessus), affamés et détruits. Ils sont indésirables et dérangeants en tant que quatrième pouvoir, car ce sont eux, le plus souvent, qui révèlent la corruption de la politique (cf. ci-dessus) ;
- les médias publics sont mis au pas ("Gleichschaltung") / censurés / occupés par des "journalistes" partisans et deviennent ainsi des médias gouvernementaux. En prélude, on les exclue, on les prive d'informations gouvernementales que le gouvernement ne diffuse plus que par le biais de
- médias parallèles fidèles à la ligne ; ces médias parallèles – souvent détenus par des milliardaires ayant leur propre agenda social et politique – diffusent leur propre propagande sociale et politique et une réalité parallèle (fake news)
- Les propriétaires des spin-médias (aka réseaux « sociaux ») font preuve d’obéissance anticipée et de soumission démonstrative envers la politique ; ils adaptent leurs politiques de l'entreprise aux attentes des gouvernants ; ils ne modèrent pas leurs contenus, favorisant et renforçant ainsi délibérément l’émotionnalisation, la polarisation et l’escalade, la peur et la colère ; ils manipulent leurs algorithmes, de sorte que le gouvernement soit ainsi soutenu, alors que les contenus critiques envers le gouvernement sont supprimés ;
- Dans l'enseignement, les détenteurs du pouvoir orientent les programmes scolaires conformément à leur idéologie : laïque (nationaliste) ou religieuse (syncrétiste / fondamentaliste) – ou les deux à la fois. Les jeunes sont d’autant plus strictement endoctrinés que le régime respectif est autoritaire.
- Le programme scolaire octroyé par le ministère de l’Éducation contraint et les enseignants et les enseignés dans un lit de Procuste, où tout ce qui est trop petit est étiré de force, et ce qui est trop grand est amputé ; il en résulte donc und édcucation mutilée et mutilante (Edgar Morin).
- Le système de notation octroyé par le ministère de l’Éducation déracine l’enseignement et le déforme en une exécution de but extérieure sans enracinement intérieur ;
- la réduction fonctionnelle de l’enseignement conduit à une réduction des enseignants et des enseignés à des fonctionnaires (Edgar Morin) : des fonctionnaires obéissant aux ordres d’un côté, et des élèves (plus ou moins) fonctionnant de l’autre.
- Les programmes scolaires axés sur l’efficacité (performance = travail / temps) éduquent à la sous-complexité, ou plus simplement : ils abrutissent. Les conséquences de cet abrutissement de longue date se manifestent dans les attitudes de la masse face à la catastrophe climatique et dans les résultats électoraux. La politique qui a créé ce système éducatif sait à quoi elle doit faire appel pour obtenir un effet maximal.
- Si l’efficacité et la maximisation de l’intérêt personnel sont déjà des recettes de succès dès l’école, il n’est pas étonnant que, plus tard dans la vie, la maximisation de l’intérêt personnel devienne la ligne directrice de l’action. Les maximiseurs d’intérêt personnel les plus efficaces s’avèrent être les plus « compétents » et les plus « performants » et forment les élites économiques et politiques : « la société produit l’école qui produit la société » (Edgar Morin) – ce qui bouclerait la boucle (cf. ci-dessous). 🔄
3.) L'ECONOMIE
- La déréglementation économique effrénée du côté des entreprises, associée à un affaiblissement simultané des possibilités d’influence des employés et des consommateurs, a conduit à des concentrations de richesses perverses entre les mains d’une petite minorité, avec une stagnation simultanée des revenus de la grande masse.
- Ces milliardaires acquièrent également une influence politique grâce à leur richesse excessive : Pouvoir-argent.
- Grâce à ce pouvoir-argent, ils ont pu créer des monopoles pour leurs entreprises, qui à leur tour cimentent leur pouvoir-argent. 🔄
- Ils ont été dotés de pouvoir politique par les gouvernements (parfois même de manière tout à fait éhontée et officielle), de sorte que des oligarchies ont vu le jour.
- Cette imbrication d’influence politique et économique (pouvoir de l’argent) conduit en dernière conséquence à l’établissement d’États mafieux totalement corrompus, où les autocrates et les ploutocrates imposent violemment leurs propres intérêts.
- Néoféodalisme : les ultra-riches peuvent exercer leur pouvoir arbitrairement comme les seigneurs d’antan : arbitrairement, sans ménagement et sans crainte d’avoir à en rendre compte un jour.
- Les avantages de départ des revenus du capital (issus du capital foncier, immobilier, de production et monétaire – en grande partie une richesse héritée) sont systématiquement favorisés par rapport aux revenus du travail, de sorte que les riches deviennent toujours plus riches. 🔄
- Comme l’exploitation (de la nature, des hommes) rapporte des bénéfices, l’exploitation est donc une recette de succès.
- L’avantage à long terme pour le grand ensemble (la société en tant que partie de la nature) est subordonné à la maximisation du profit à court terme.
- La maximisation de l’intérêt personnel – la recette du succès dès l’école – fait également ses preuves en matière d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. Pourquoi pas ? La morale, le caractère, la décence… ne font pas partie des objectifs éducatifs réellement implémentés et pratiqués.
- Une compréhension totalement biaisée de la « liberté » comme « égoïsme sans bornes » se traduit par l’actuelle économie de la loi du plus fort : avoir du succès = avoir raison (qui demande après coup quelles étaient les méthodes ?). Celui qui a le moins de scrupules a le plus grand succès. Il a fait l’usage le plus efficace de sa liberté.
Il ressortira peut-être déjà de cette liste : une grande partie des problèmes provient 1.) d’une dynamique propre destructrice de la politique, de l’économie et de la culture et 2.) de leur interaction destructrice, ou de leur développement et interaction constructifs réprimés.
Quel est le modèle commun dans le domaine culturel ? Que sa liberté est attaquée et réprimée. L’objectif principal des régimes autoritaires est de bâillonner les opinions divergentes et les voix critiques (médias, culture au sens étroit, système éducatif) et d’aligner toute la vie de l'esprit. Par ailleurs, ce sont précisément les médias ayant la plus grande portée qui ont toujours vendu leur liberté à Mammon et se prostituent pour le grand capital.
Le modèle commun dans le domaine politique est le viol du principe d’égalité par la corruption, la dégradation et la destruction de l’État de droit. Une politique qui devrait servir l’équilibre des intérêts sociaux est supplantée par l’intérêt propre opportuniste des partis ("Macht-Apriori"). Ainsi se crée une spirale descendante de la politique démocratique ("Demokratie-Demenz") qui pervertit les démocraties en oligarchies, États mafieux et autocraties corrompues, où il n’est plus question d’égalité et de justice.
Dans le domaine économique, règne le régime de la loi du plus fort du pouvoir-argent, qui impose ses propres intérêts contre les intérêts des autres acteurs du marché (« économie de marché exclusive »), se crée des monopoles avec lesquels il consolide son régime de la loi du plus fort. La cupidité et l’égoïsme insatiables des plus puissants façonnent la vie économique.
La conséquence logique d’une vie intellectuelle alignée sur l’État ou prostituée par le pouvoir de l’argent, d’un ordre étatique corrompu par le pouvoir de l’argent et d’une économie de la loi du plus fort est, au total, la crise sociale et écologique du XXIe siècle.

Le triple contrecoup 🔄 – politique, économique et culturel – a déjà frappé.
L'ÉCRITURE DE FEU
Les mages vinrent, mais aucun ne sut / Interpréter l’écriture de feu sur le mur. (Heinrich Heine, « Belsatzar »)
Le bon côté du mauvais : le modèle dans le chaos de ce tsunami de crises sont par le même des « lettres de feu sur le mur ». De ce fait, les solutions apparaissent dans les phénomènes de crise eux-mêmes. Les phénomènes de crise politiques, économiques et culturels sont un reflet déformé de ce qui veut réellement émerger dans ces trois sous-systèmes sociaux. Ce sont les douleurs de l’enfantement de quelque chose de nouveau, qui est encore empêché de naître, mais qui naîtra inévitablement – by design or by disaster.
« Ce qui tente d’émerger », pour reprendre les mots de Scharmer : qu’est-ce qui ébranle le monde dans ses fondements comme un tremblement de terre ?
• Ce qui veut émerger d’un système éducatif aligné et d’un système médiatique aligné ou corrompu, c’est la LIBERTÉ.
• Ce qui veut se déployer contre un État corrompu, c’est l’ÉGALITÉ et l'ÉQUITÉ.
• Ce qui est réprimé par une économie monopolistique de la loi du plus fort, c’est la FRATERNITÉ : L'ESPRIT COMMUN, LA COOPÉRATION, LA BIEN COMMUN…

Le phénomène social émerge lorsque les interactions entre individus […] produisent un tout non réductible aux individus et rétroagissant sur eux, c'est-à-dire lorsqu'il se constitue un système. Il y a donc société là où les interactions communicatrices / associatrices constituent un tout organisé / organisateur, la société précisément, laquelle, comme toute entité de nature systémique est dotée de qualités émergentes, et, avec ses qualités, rétroagit en tant que tout sur les individus, les transformant en membres de cette société. (Edgar Morin, La Méthode II : La Vie de la Vie)
Liberté, égalité et fraternité sont précisément les qualités émergentes du système culturel, étatique et économique. Et plus ces qualités émergentes sont réprimées, plus ça provoque des crises culturelles, étatiques et économiques. Plus ce qui doit naître en est empêché, plus les douleurs de sont enfantement ébranleront l'humanité.
LES BESOINS SOCIAUX FONDAMENTAUX
Liberte, Égalité et Fraternité ne sont donc en aucun cas seulement une "devise de la République", des idéaux du bel esprit, mais irréalistes. Ces trois qualités émergentes sont les trois besoins fondamentaux de l’homme en tant qu’être social – dans sa vie de l'esprit, dans ses accords mutuels / les lois, et dans sa vie économique. Cela devient évident partout où les gens ont déjà pu façonner leurs conditions de vie – où ils ont donc déjà réalisé ces trois impulsions :
- La liberté de religion, la liberté de pensée, la liberté d’expression, la liberté artistique, la liberté de la presse, la liberté de recherche… sont les piliers d’une société libérale et pluraliste.
- L’État de droit sécularisé repose sur le principe de l’égalité. Seule la séparation des pouvoirs permet l'égalité et la justice, seule la laïcité permet l'indépendance de l'État idéologique.
- Partout où les plus faibles n'en sont pas empêchés par les plus forts, où les gens n'en sont pas empêchés par le pouvoir-argent, une coopération économique solidaire a vu le jour. C'est là, dans ces coopératives, que vit l'esprit communautaire. Le bien commun naît dans ces oasis d'esprit communautaire.
Comme des « négatifs photographiques » de ces impulsions, leurs images inverses deviennent maintenant claires –
- lorsque les intégristes religieux tentent d'imposer leurs convictions au monde sécularisé, lorsqu'ils indoctrinent les enfants dans les écoles ; lorsque les politiciens manipulent les gens par le biais de médias alignés ; lorsqu'ils suppriment l’autonomie culturelle, religieuse et linguistique des minorités, lorsque les groupes de médias axés sur le profit attisent l’envie et la haine et deviennent les moteurs de la polarisation et de la division sociales ;
- lorsque le principe de la séparation des pouvoirs est contourné, lorsque les partis et les politiciens placent leur succès électoral au-dessus du bien commun, lorsqu’ils se laissent corrompre par le pouvoir-argent et le lobbying, lors qu’ils orientent les lois vers les intérêts particuliers de groupes influents au lieu de se concentrer sur le bien de la société et de la planète ;
- lorsque les milliardaires amassent des fortunes faramineuses au détriment de la société par une cupidité et un égoïsme effrénés, lorsqu'ils étendent leur pouvoir-argent jusque dans la politique (oligarchies, États mafieux) et créent des monopoles en collaboration avec la politique, lorsque les entreprises exploitent et détruisent la planète et les hommes sans scrupules…
Les bouleversements sociétaux massifs actuels et le désastre écologique sont dus au fait que les lettres de feu sur le mur ne sont pas comprises, que les trois besoins sociétaux fondamentaux sont méconnus, que les trois émergences systémiques sont supprimées, que le besoin de liberté dans le domaine culturel, le besoin d’égalité dans la vie juridique / de l'État, et le besoin du bien-être commun sont ignorés ou réprimés. « The more we ignore what is attempting to emerge in society, the more emergencies we will get. »
LA rÉVOLUTION : L'AUTO-ORGANISATION SOCIALE
La société n'est pas superposée aux interactions entre individus-sujets, puisque ce sont ces interactions qui la constituent. Elle est pourtant autre chose que la somme de ces interactions, puisque ces interactions produisent un système social, c'est-à-dire un tout organisateur rétroagissant sur ses constituants. Ce système social n'est pas qu'un système : c'est une organisation qui rétroactivement organise et contrôle la production et la reproduction des interactions qui la produisent […] et, ainsi, constitue un être-machine auto-producteur et auto-organisateur. (ibid.)
Le point de levier décisif est de mettre les personnes – pour la première fois ! – en mesure de suivre ces trois impulsions de manière cohérente. Les conditions culturelles, politiques et économiques actuelles ne le permettent pas ; elles les répriment plutôt ou complètement. Seule une dissolution et une métamorphose du statu quo peuvent sauver la civilisation humaine.
Dans cette généralité, cela semble simple et facile à accepter. Cependant, il ne faut pas oublier que toute solution à la polycrise du XXIe siècle ne doit pas présenter une complexité inférieure à celle de la crise elle-même. Les recettes simplistes et sous-complexes existent en abondance, et elles ne font pas partie de la solution, mais du problème !
« Les réformes politiques seules, les réformes économiques seules, les réformes éducatives seules, les réformes de vie seules ont été, sont et seront condamnées à l'insuffisance et à l'échec. Chaque réforme ne peut progresser que si progressent les autres. Les voies réformatrices sont corrélatives, interactives, interdépendantes.
Pas de réforme politique sans réforme de la pensée politique, laquelle suppose une réforme de la pensée elle-même, qui suppose une réforme de l'éducation, laquelle suppose une réforme poli-tique. Pas de réforme économique et sociale sans réforme poli-tique, qui suppose une réforme de la pensée. Pas de réforme de vie ni de réforme éthique sans réforme des conditions économiques et sociales du vivre, et pas de réforme sociale et économique sans réforme de vie et réforme éthique.
Plus profondément encore, la conscience de la nécessité vitale de changer de voie est inséparable de la conscience que le grand problème de l'humanité n'a cessé d'être celui de l'état souvent misérable et monstrueux des relations entre individus, groupes, peuples. La question très ancienne de l'amélioration des relations entre humains, qui a suscité tant d'aspirations révolutionnaires, tant de projets politiques, économiques, sociaux, éthiques, est désormais indissolublement liée à la question vitale du xxi* siècle, qui est celui de la Voie nouvelle et de la Métamorphose. » (Edgar Morin, La Voie. Pour l'avenir de l'humanité)
Il faut que la société commence à se rendre compte de ses émergences réprimées, il faut que les hommes commencent à se rendre compte de leur besoin d'organiser leur vie culturelle de manière que la liberté puisse en émerger, d'organiser leur vie juridique et étatique de manière que l'égalité puisse en émerger, et d'organiser leur vie économique de manière que la fraternité puisse en émerger. Voilà la triple boussole pour l'auto-organisation sociale du 21e siècle. Plus l'organisations culturelle sera libre, plus l'organisation juridique et étatique sera juste, plus l'organisation économique sera fraternel, plus la vie sociale s'épanouira.
OÙ COMMENCER ?
La société civile doit, comme un germe, briser la coquille qui l’empêche de croître et de s'épanouir. Il sera difficile d’y parvenir au sein des structures et des règles dominantes, car la politique et les entreprises ont justement créé la structure de cette « coquille » pour se stabiliser. Vouloir provoquer une transformation du statu quo au sein des structures et des règles, qui le stabilisent et sont stabilisées par lui 🔄, serait une contradiction en soi. La société se comporterait comme une chenille qui se tourne et se retourne convulsivement dans son cocon, mais qui n’est pas prête à faire confiance à son propre ADN – son avenir de papillon.
Ce dont je parle, c’est une d’évolution sociale d’une portée révolutionnaire – une rEvolution. Elle commence par le fait que la société civile se révolte contre son oppression. Mais elle ne doit pas tomber dans l’erreur de reproduire l’ancien dans la lutte pour le nouveau : partialité. Son objectif n’est pas celui d’une opposition politique partisane, il est plutôt fondamentalement humain, pré-partisan. La société civile doit récupérer sa souveraineté, qu’elle a cédée avec les élections, car « voter, c’est abdiquer » (Élisée Reclus). Elle doit faire usage de sa souveraineté et s’autoriser à décider elle-même de son avenir à long terme et de celui de sa « matrie », la planète.
Les possibilités d’une telle autonomisation sont multiples. Ce qui les unit, c’est la prise de conscience que ce n’est pas la démocratie représentative qui est représentative de la société, mais un tirage au sort représentatif seulement. Par définition, les élections et les partis se fondent sur le principe de la partialité et de l'opposition entre les partis, et donc, structurellement, sur l'opposition, la séparation, la concurrence, la polarisation et la division. Comment attendre d'eux qu'ils fassent preuve d'unité, d'impartialité, de coopération ?! Cela n'est possible, tant du point de vue structurel (tirage au sort) que du point de vue des procédures (délibération), que dans des organes tirés au sort de façon représentative de l'ensemble de la société. Le graphique suivant montre à quel point un tel tirage au sort es représentatif :

Pour la Convention citoyenne pour le climat de Herefordshire (GB), les critères de représentativité dans ce domaine étaient le sexe, l’âge, l'éthnicité, les handicaps, les préoccupations concernant la crise climatique, les éventuels désavantages multiples dans la région concernée (Herefordshire), ainsi que le rapport population urbaine/rurale. La première colonne reflète la composition réelle de la population de Herefordshire, la deuxième la composition des 520 réponses (c’est-à-dire des participants potentiels, avant correction), et la troisième – après une nouvelle correction de la stratification – la composition finale des 48 participants de la Convention citoyenne. On le voit : difficile d'imaginer plus représentatif.
En France, c'était pareil pour la Convention Citoyenne pour le Climat:
- le sexe : conformément à la réalité de la société française, la Convention est composée à 51 % de femmes et à 49 % d’hommes
- l’âge : 6 tranches d’âge, proportionnelles à la pyramide des âges à partir de 16 ans, ont été définies.
- le niveau de diplôme : 6 niveaux ont été retenus, afin de refléter la structure de la population française de ce point de vue. Une attention toute particulière est portée sur la nécessité d’une juste présence des personnes non-diplômées.
- les catégories socio-professionnelles : la Convention citoyenne reflète la diversité des CSP (ouvriers, employés, cadres…) au sein de la population française. Des personnes en situation de grande pauvreté sont également présentes.
- le type de territoires : en se basant sur les catégories Insee, la Convention respecte la répartition des personnes en fonction du type de territoires où elles résident (grands pôles urbains, deuxième couronne, communes rurales…). Des personnes issues des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) sont également présentes.
- la zone géographique : la Convention illustre également la répartition de la population française sur le territoire métropolitain (Région) et ultra-marin.https://www.conventioncitoyennepourleclimat.fr/comment-sont-ils-selectionnes-2/
En ce qui concerne la deuxième partie, la délibération : il existe différents formats, selon qu’il s’agisse d’une Convention Citoyenne temporaire ou d’une législation permanente ; pour cette dernière, cf. le modèle de Terrill Bouricius. Dans tous cas, les trois piliers d'une démocratie aléatoire sont le tirage au sort – la délibération – la rotation (pour prévenir la corruption par le pouvoir, fût-ce le pouvoir par les élections).

Comme je l’ai dit : une telle démocratie par tirage au sort contredit jusqu’à présent toute Constitution démocratique. Et à une époque où la démocratie libérale-pluraliste est soumise à de fortes pressions permanentes et menace de s’effondrer, ses défenseurs s’accrochent d’autant plus énergiquement à l’existant. Il est donc doublement difficile de trouver la compréhension et l’ouverture pour une démocratie nouvelle, beaucoup plus ouverte, plus libérale, plus représentative, non corruptible, bref : plus démocratique. Mais sans que cet élan vers l'auto-organisation de la société civile ne devienne un mouvement de masse, elle ne connaîtra pas de succès. Cela est dans la nature des choses. Pour reprendre les termes d’Edgar Morin :
« Il faut savoir commencer, et le commencement ne peut être que déviant et marginal. […] Et la réforme commencera […] de façon périphérique et marginale. Comme toujours l'initiative ne peut venir que d'une minorité, au départ incomprise, parfois persécutée. Ensuite, il y a la diffusion de l’idée qui, en se propageant, devient une force motrice. » (Edgar Morin, La tête bien faite)
Certes, la probabilité plaide contre le succès d'une telle rEvolution. La probabilité est clairement du côté de l'existant, des rapports dominants, de l'autodestruction de notre société libérale et pluraliste, de la destruction de notre planète mère. La rEvolution semble pratiquement impossible. Mais comment découvrir le possible sans essayer ?
« Mais toute grande création, dans le domaine de la vie, nous semble logiquement impossible avant et parfois même après qu'elle apparaisse. […]
C'est dire que l'inconcevable est possible. Certes, la possibilité de la « nouvelle naissance » révolutionnaire de l'humanité demeure une possibilité très improbable, et la probabilité continue à se situer du côté de la régression et de la mort.
Mais, si la prévision fait apparaître le pire, l'espoir, lui, va dans le sens de l'improbable et de l'inconçu. La création, avant, est toujours invisible, et il faut parier en cet invisible. » (Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle)
Hanspeter Rosenlechner, 5 & 22 février 2025
Dédié à M. Edgar Morin. Traduit sur la base de DeepL; édité.